L'horreur écologique
On a du mal à y croire : le film bouleversant de Hubert Sauper sur les pêcheurs du lac Victoria aura suscité la polémique. Victoria Bedos fait le point.
C’était il y a quatre mois. Un soir d’hiver un peu morose où j’avais envie de regarder une comédie romantique pas trop ratée. Raté. C’est moi qui ai raté mon coup. Ma paresse s’est vite transformée en détresse lorsque je me suis retrouvée face ce DVD qui hurlait déjà son drame à travers la jaquette : « le Cauchemar de Darwin ». Souvenirs.
Au début, je ne sais pas trop où je vais, Hubert Sauper, le réalisateur, balade sa caméra à Mwanza, un village de pêcheurs sur les rives du lac Victoria. C’est sale, c’est pauvre, c’est triste, l’Afrique, quoi. Des pilotes russes font la fête avant de repartir chez eux et une prostituée se confesse : « J’aurais aimé faire de l’informatique. »
A la place, elle se fait baiser mais en chantant : « Tanzania, Tanzania, la, la, la, la… » Un des pilotes clients l’interrompt, j’ai envie de le gifler. Doucement, l’horreur a commencé. Sans qu’on s’en rende vraiment compte, le film se fait en couleur dans notre tête de blanc. Le noir a le rôle principal. C’est l’histoire toute simple d’un gros poisson, la perche du Nil, qu’un monsieur aurait un jour jeté dans le lac Victoria. Oui, le problème, c’est que la perche et ses enfants ont mangé tous les autres poissons et que Victoria est en train de crever. Premier volet : l’écologie a la gueule dans la poussière. Mais ce n’est pas fini. Deuxième volet : les pêcheurs de Mwanza travaillent dur pour ramener plein de gros poissons que leurs frères découperont dans les usines en petits carrés prêts à être panés. Pendant que l’on voit décoller les avions russes chargés de poissons vers l’Europe du bonheur, on entend à la radio nationale qu’une terrible famine meurtrit la Tanzanie. Et la prostituée ne peut même plus chanter pour nous réconforter, elle vient de se faire tuer par un client un peu violent. On continue. Le peuple a faim mais pas seulement. Non, il a aussi le sida et les femmes contaminées l’offrent comme un présent aux hommes de passage qui paient la nourriture de leurs enfants malades (« nourriture » = carcasses de perches recouvertes de vers et de terre que les usines donnent gentiment aux gentils ouvriers). Les enfants, il n’y a que ça dans les rues de Mwanza. Jonathan, un jeune peintre, nous raconte que pour oublier qu’on les a oubliés, ils sniffent des emballages de poissons pour s’évanouir et se faire sodomiser en paix. Voilà à quoi leur sert, à eux, la perche du Nil. Troisième, quatrième, cinquième… Ça ne s’arrête plus, vingt-huitième volet : les avions qui volent la nourriture aux Africains n’arrivent pas les mains vides. Qu’est-ce qu’il y a dans la hotte du Père Noël ? Des armes pour faire la guerre ! Eh oui, car quand les peuples africains s’entretuent, l’Europe jubile, elle peut enfin les aider en leur vendant quelques kalachnikovs et autres jolis jouets. Douce nuit, sainte nuit. Ouf ! Le générique arrive enfin. Je suis en train de pleurer. Des larmes de culpabilité.
Comment peut-on laisser crever un continent entier sans bouger le petit doigt ? Dans le droit civique, on est condamné pour non-assistance à personne en danger. Et pour un continent, quelle est la peine ?
Puis ce fut le succès. Les médias ont encensé le film, les Oscars l’ont nominé, les César l’ont récompensé dans la catégorie « meilleur premier film »… La gloire de ce documentaire a voyagé autant que la chair de son poisson. Encore une fois, Sauper nous a coupé le souffle. Mais certains l’ont repris bien vite et parfois les mêmes qui avaient crié « Bravo ! » se sont mis à cracher sur la bobine. Embobinés ! Nous brosser dans le sens du poil (à gratter…), flatter notre mauvaise conscience, nous montrer un mauvais songe, en ne filmant que du mensonge ! Sauper, le faussaire ! C’est François Garçon, un historien du cinéma, qui a initié cette polémique franco-française. « Les Temps modernes » n° 635-636 ont publié récemment son article qui s’épuise à démontrer selon des sources floues que 74 % du poisson n’est pas exporté mais destiné à la population, que les « pankis », carcasses de poissons, ne sont pas pour le peuple mais pour les animaux et qu’aucune arme n’atterrit à Mwanza. Informations immédiatement contredites par l’anthropologue Eirik G. Jansen et le biologiste Les Kaufman, implantés depuis des années dans la région et conseillers sur le film. François Garçon enfanta d’autres émules, comme Philippe Val sur France Inter ou Jean-Philippe Rémy dans « le Monde » du 4 mars 2006, qui répondirent au langage de l’émotion par le langage des chiffres. Faux de surcroît. Mauvais procès. Un langage de sourds s’est installé autour d’un cauchemar toujours plus criant de vérité. Sauper a bien entendu choisi ses images, les plus sombres, celles qui étouffent, celles qui griffent la chair blanche de notre système capitaliste et vomit la chair de plus en plus rare, donc chère, de la perche cannibale. Ce poisson, qui rapportait tant auparavant, se bouffe maintenant lui-même. Joli symbole, non ? Ce film, c’est du cinéma, oui, mais pour de vrai et pendant que certains intellectuels pinaillent, le cauchemar continue autour du lac Victoria. Indécent. Oh, les amis, n’ayez pas peur d’être un peu plus conscients, c’est pas contagieux, il y a l’écran qui vous préserve. Laissez-vous prendre par ce film. Tout bien réfléchi, il est décidément bouleversant.
Victoria Bedos - TéléObs lundi 24 avril 2006
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