15.7.10

L'Afrique dans le texte

LES MANUSCRITS DE TOMBOUCTOU


Le dogme d'une tradition orale en Afrique a vécu. 300 000 manuscrits des XV e et XVI siècles ont été exhumés depuis dix ans dans la cité malienne. Un trésor qui peine à être sauvé et valorisé.


Voilà près d'un millénaire qu'elle nargue l'humanité, tantôt de son commerce « prolifique » de sel et d'or, tantôt de son patrimoine intellectuel et architectural «flamboyant ». Aujourd'hui encore, tandis que les puissances étrangères, et en premier lieu la France, conseillent à leurs ressortissants de la boycotter pour cause d'« insécurité », Tombouctou s'étonne qu'on ignore son destin. Mais, depuis la nuit des temps, convoitée qu'elle est par les Marocains, les Européens, les Touaregs, les Peuls ou les Songhaïs, la cité la plus énigmatique du Sahel a toujours été et restera la terre sismique des frictions tribales, l'épicentre fantasmatique des rivalités raciales du continent noir. En réalité, il existe deux Tombouctou. Celle dénommée la « cité des 333 saints » par le grand voyageur tangérois Ibn Battuta, qui la visita en 1353 (et avant que le chrétien andalou converti Léon l'Africain ne vienne, un siècle et demi plus tard, dans sa Description de l'Afrique, en adouber le caractère « hautement spirituel »). Et puis Tombouctou la « mystérieuse », telle que l'a qualifiée, faute de mieux, semble-t-il, le journaliste Félix Dubois, sur la couverture du livre qu'il publie après son long séjour en 1896.

OMOPLATES DE CHAMEAU
D'ailleurs, les quelques jeunes guides tombouctiens qui aujourd'hui piétinent aux premières heures de la journée devant la mosquée de Sankoré usent à l'avenant de ces deux qualificatifs pour embrasser le mythe et exciter le touriste. Car atteindre cette cité malienne de quelque 30 000 âmes située sur la crête du Niger, à un millier de kilomètres au nord-est de Bamako, est une épopée qui relève toujours d'une curiosité de pèlerin ou d'explorateur. A l'instar du major anglais Laing en 1826, du Français René Caillié deux ans plus tard (le premier à en revenir vivant) ou de l'anthropologue allemand Heinrich Barth en 1853, nombreux sont ceux qui risquèrent leur vie ou la perdirent pour tenter de percer le mystère. Mais ce sont les sept mois de présence scientifique de cet Allemand qui furent déterminants. Non pour lever des secrets, mais pour soulever le couvercle du véritable trésor de la « mystérieuse », ses manuscrits. Des livres, reliés pour la plupart, qui, depuis le XVII siècle, jonchent les sols et les greniers des habitations de banco, aujourd'hui plus qu'hier ensevelies sous l'épais manteau de sable blanc qui dévore sournoisement la cité du désert. C'est Heinrich Barth aussi qui retrouva ici, dans les entrailles de la mosquée de Djinbareber alors décatie, le Tarikh es-Soudan d'Abderrahmane Saadi, ce Verbatim éclatant qui décrit, comme le ferait un entomologiste, la vie sociale des Africains du Sahel au xvii' siècle. Car l'histoire de Tombouctou (et d'uni- certaine manière de l'Afrique) traverse les quelque 300 000 manuscrits qui s'y trouvent. Des écrits engloutis mais exhumés dans des parchemins rongés par la sécheresse ou les inondations : dans des papiers d'Orient si fragiles qu'ils craquent à la moindre manipulation ; sur des omoplates de chameaux ou des peaux de mouton ravagées par l'agi. 1 . Tout y est note, commenté, référé sur une base calligraphique inspirée du magribi, sorte d'écriture arabe cursive qui, par sa forme, permettait d'économiser le papier : le cours du sel et des épiees ; les actes de justice des cadis, les ventes (esclaves, plumes d'autruche, bétail, soie et... manuscrits !), les précis de pharmacopée (dont un traité sur les méfaits du tabac), des conseils écrits sur les relations sexuelles des couples, des précis de grammaire ou de mathématiques. On apprend, au hasard d'une signature sur le colophon (dernière page d'un papyrus), qu'un copiste avait achevé son texte deux ans après un tremblement de terre à Tombouctou.

On peine à imaginer, en regardant ces cantines rouillées abandonnées dans des caves poussiéreuses, l'énormité de la production intellectuelle qui attend les historiens. Aussi curieux que cela puisse paraître, une grande majorité des manuscrits gît encore chez les habitants qui, parfois sans le savoir, les tiennent de leurs grands-parents ou arrière-grandsparents. « Les familles, constate Ousmane Halle, maire de Tombouctou, sont rétives à confier leurs manuscrits à des bibliothèques. Soit parce qu'elles en soupçonnent la valeur marchande, soient parce qu 'elles sont indifférentes à leur contenu. Mais les choses sont en train d'évoluer depuis que les héritiers des grandes familles tombouctiennes ont décidé de prendre les choses en main pour sauver ce trésor du désastre. »

TRADITION DES OULÉMAS
Depuis la mort de son père en 1981, Abdel Kader Haidara, fils du grand cheikh Marna I laidara, ressuscite sa bibliothèque, estimée à 5 000 ouvrages. « Nous possédons, à Tombouctou, des traités de médecine, d'astronomie, de mathématiques, de gouvernance, dont la portée scientifique n'a rien à envier à ce qui se publiait en Europe au xvf siècle. Je viens par exemple de découvrir, stupéfait, le manuscrit d'un astronome mathématicien de cette époque traitant de climatologie. Notre défi, c'est de sauver les manuscrits, puis, sereinement, de réécrire une histoire oubliée ou refoulée de l'Afrique. » Les Américains ne s'y sont pas trompés. Le professeur africaniste John Hunwick, mais surtout Chris Murphy, l'un des responsables de la Bibliothèque du Congrès, qui propose à Haidara, en 2002, d'exposer à Washington certains de ses manuscrits. Probablement pour contredire par anticipation un Nicolas Sarkozy qui, cinq ans plus tard, déclarera à Dakar que « le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n 'est pas assez entré dans l'histoire ». Les universitaires afro-américains sont impressionnés. Dans la foulée la Fondation Ford © octroie 160 000 dollars (130 000 euros) et permet à Haidara de financer les premières restaurations de ces précieux écrits. Il était temps - un trafic de manuscrits anciens s'est fait jour et les pilleurs rivalisent d'imagination pour revendre à des collectionneurs étrangers, via la Suisse, des pièces maîtresses de l'histoire de l'empire du Mali.

Car ici, au cœur de l'Afrique subsaharienne des XV et XVI siècles, les intellectuels sont pour un temps respectés, consultés et surtout protégés par l'empereur du Songhaï d'alors, Askia Mohammed. Ces oulémas (de l'arabe ulamà, « qui détient le savoir ») perpétuent une tradition qui remonte au règne de Kankan Moussa (1312-1337), quand celui-ci revint de La Mecque en 1324 accompagné de poètes et d'architectes. C'est le début d'une fascination pour l'érudition, l'art et surtout l'écriture. « II existe une trace écrite plus ancienne encore, raconte l'historienne Adame Ba Konaré. C'est celle du Serment du Mandé, retrouvé en 1965. On y découvre que les peuples de la région sont liés par une organisation sociale portant en elle d'authentiques valeurs démocratiques : le respect de l'étranger, de ses voisins, l'accès à la justice, une conception philosophique de la tolérance, des droits et des devoirs. Le Mali est l'héritier de ce savoir. Malheureusement, on ne le sait pas, donc on ne l'enseigne pas ! » On écrit donc, très tôt et beaucoup. A Djenné, à Gao, mais surtout à Tombouctou. C'est là que se partagent et se propagent les idées. Elles sont transmises en arabe oriental ou en soudanais mais aussi en ajami (transcription en arabe des langues africaines), le tout dans le culte d'un islam éclairé, ouvert et plutôt généreux. L'enseignement et le livre prospèrent et tous les métiers en profitent : copistes, libraires, répétiteurs, relieurs, traducteurs, enlumineurs...

Pendant plus de quatre siècles, le savoir est une valeur marchande aussi recherchée que l'or. On venait d'Egypte, d Andalousie, du Maroc ou de l'empire du Ghana pour suivre à l'université de Sankoré des cours de grammaire, de poésie, de mathématiques dans la grande tradition académique. En pleine gloire, la ville accueillait, au XV siècle, plus de 25 000 étudiants qui rémunéraient directement leurs enseignants en fonction de la cote qu'ils avaient sur le « marché ». On payait les copistes en gramme d'or et les manuscrits constituaient de véritables sésames pour accéder aux plus hautes fonctions administratives ou religieuses. Partout des bibliothèques ouvraient pour classer la masse impressionnante de textes. « II en existerait près d'un million dans tout le Mali, précise le docteur Mahmoud Zouber, premier directeur, en 1970, du Centre Ahmed Baba de Tombouctou. C'est dire la masse du patrimoine écrit qui subsiste au Mali, mais aussi en Mauritanie et au Niger. »

« POSTURE IDENTITAIRE »
Cet historien, désormais conseiller auprès du président du Mali, ne tarit pas d'éloges sur l'érudition de ses ancêtres. « Jusqu'à la colonisation, les lettrés étaient encore nombreux à Tombouctou. On les consultait comme des sages. Mais dès le début du xx" siècle, à cause des conflits militaires, des razzias, de la sécheresse, les populations ont fui et les familles se sont dispersées. On parle désormais le français et le bambara, et l'oralité devient une posture identitaire panafricaine. » « Quand j'ai ouvert ce centre [devenu l'lnstitut des hautes études et de la recherche islamique Ahmed Baba] à Tombouctou, poursuit M. Zouber, avec l'aide de l'Unesco et de l'Etat malien, nous avons dû “ramer” pour conserver cette mémoire écrite. Personne n'y croyait. Les choses sont en train de changer, car de nouvelles bibliothèques privées familiales ouvrent. lien existe aujourd'hui près de vingt-cinq dans la région. Mais c'est lent. » Pour l'heure, ce n'est, en effet, pas la priorité de la grande majorité des Maliens, qui a d'autres chats à fouetter et ne lit pas l'arabe. Surtout, les jeunes (la moitié de la population) pâtissent d'un système éducatif affligeant qui les détourne des savoirs anciens et des outils critiques. « La question de la transmission est le problème numéro un », confirme Ali Ould Sidi, chef de la mission culturelle de Tombouctou, qui pourtant fait des efforts pour conduire des classes dans les bibliothèques restaurées de Tombouctou. Samuel Sidibé, directeur du Musée national du Mali, a organisé, au printemps 2009, à Bamako, une exposition de sensibilisation aux manuscrits de Tombouctou. Il en conclut que « malgré la splendeur calligraphique de ces documents et leur richesse historique, il faudrait en amont un vrai travail de préparation scolaire et universitaire ». Il existe, certes, un département de littérature arabe à l'université de Bamako, mais les étudiants ne manifestent aucune ambition de s'emparer de ce trésor national pour le valoriser.



Résultat, ce sont les autorités saoudiennes, sud-africaines, norvégiennes, libyennes et surtout luxembourgeoises qui, de leurs mannes conséquentes mais en ordre dispersé, entreprennent de sauvegarder, restaurer, cataloguer, exploiter ou numériser ces textes avant qu'ils ne disparaissent. Le premier ministre du Grand-Duché, Jean-Claude Juncker, qui visitait Tombouctou en 2006, fut convaincu de l'intérêt de les préserver. « Un crédit de 4 millions d'euros a été immédiatement ouvert, affirme Karim Kahlal, l'actif animateur du programme de Lux-Development. Et pendant cinq ans, nous sommes sur le terrain pour réaliser ce projet de développement culturel avec les Maliens. »


PATRIMOINE CULTUREL
La France est peu concernée, hormis la région Rhône-Alpes qui, depuis sept ans, finance la sauvegarde des manuscrits. Bien lui en a pris, elle a entraîné le directeur de l'Ecole normale supérieure de Lyon, Olivier Faron, qui, fort de la contribution de son chercheur arabisant - le professeur Georges Bohas -, vient de signer avec le directeur de la bibliothèque Mama-Haidara un protocole garantissant un travail de recherche conséquent lié à la formation déjeunes docteurs à la traduction et à l'édition. «Seulement 1 % des textes sont traduits et à peine 10% catalogués », constate, effaré, Georges Bohas, inspirateur du programme Vecmas (Valorisation et édition critique des manuscrits subsahariens). C'est ainsi qu'après la tenue, en 2005, de l'Université ouverte des cinq continents à Tombouctou, il remarque, par hasard, l'existence de textes littéraires qui l'intriguent. « A la différence de l'Europe, où retrouver un manuscrit littéraire du Moyen Age est une chose rare, c'est encore possible en Afrique. J'ai ainsi retrouvé un texte, intitulé Fath-as-Samad ["conquête de l'éternité"! Qui dévoile une authentique littérature africaine en langue arabe. Mais aussi un manuscrit, le Manh, qui promet d'être aussi décisif çue /es Tarikh es- Soudan et el-Fettach pour comprendre définitivement l'histoire du XIX siècle subsaharien. » Les collections de manuscrits de Tombouctou, en particulier celles de Marna Haidara, de la famille Al-Wangari ou du fonds Kati, font des émules. A Ségou, alors que la grande famille Haguib Sosso s'apprêtait à se séparer de milliers de manuscrits qui dormaient dans des cantines au fond d'une cave, les fils Baba et Sidi s'en sont ouverts à Abdel Kader Haidara et à son ONG Savama (Sauvegarde et valorisation des manuscrits). Avec le soutien de l'Espace d'art contemporain Bajidala, ils prévoient d'exposer à l'automne ce trésor datant du xiv' siècle. Au palais présidentiel de Bamako, on commence à saisir l'intérêt politique de ces découvertes. Le président Amani Toumani Touré le dit : « J'ai une priorité dans le nord du pays, c'est d'en finir avec les conflits et les non-droits qui minent cette région frontalière avec l'Algérie et la Mauritanie. Mais c'est aussi et surtout de permettre aux habitants de vivre d'une économie touristique fondée sur une exploitation intelligente de ce patrimoine culturel. Cela créera de l'emploi à Tombouctou et favorisera aussi la paix dans la région. C'est tout le pays qui en récoltera les fruits. » Qu'Allah l'entende. Et que la mémoire d'un Mali encore inconnu mais déjà fantasmé vienne redonner du baume au cœur des nouvelles générations d'étudiants africains pressés de « rentrer dans l'histoire ». cj aussi la paix dans la région. C'est tout le pays qui en récoltera les fruits. » Qu'Allah l'entende. Et que la mémoire d'un Mali encore inconnu mais déjà fantasmé vienne redonner du baume au cœur des nouvelles générations d'étudiants africains pressés de « rentrer dans l'histoire ». cj

L'AFRIQUE DANS LE TEXTE
LE MONDE MAGAZINE du 10.07.2010   /  JEAN-MICHEL DJIAN 


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