15.5.06

Dakar : Vivre avec 2 dollars par jour


Combé Goudiaby part faire ses courses, comme tous les jours, dans un marché de Dakar, avec un argent qu'elle n'a pas.


Bondissant sur ses tongs avachies, Combé Goudiaby trace sa route, une bassine de plastique made in China en équilibre sur la tête. Difficile de la suivre dans le dédale grouillant du marché de Khar Yalla ("Dans l'attente de Dieu"), un quartier populaire de Dakar, dont les effluves matinaux mêlent gaz d'échappement, pain et poisson frais. A grandes enjambées, elle se faufile entre les étals, indifférente à l'armée des ménagères qui, comme elle, montent à l'assaut d'une journée naissante. La quinquagénaire en boubou mauve n'a ni temps ni argent à perdre, d'autant qu'elle part faire les courses avec un budget qu'elle n'a pas.

Mystère insondable pour des budgets familiaux européens, mais réalité africaine courante, Combé Goudiaby, veuve et chargée de famille, vit avec moins que les fameux "2 dollars par jour" qui constituent le seuil de pauvreté des statistiques internationales, l'étalon de la misère du Sud et le quotidien de 68 % des Sénégalais, selon le dernier rapport de l'ONU sur le développement humain.

A 7 heures, quand elle quitte la baraque délabrée où dort sa famille, la ménagère ne possède pas encore les quelques billets de banque qui vont lui permettre de nourrir les sept personnes du foyer. Les 300 francs CFA (0,45 euro) des tartines chocolatées du petit déjeuner des gosses, elle les emprunte avant le départ pour l'école au petit épicier qui lui fait confiance, au coin du grand terrain de football. Quant au riz du déjeuner, éventuellement rehaussé de condiments, il sera financé par ses activités de la matinée : la revente des légumes que, précisément, elle court acheter au meilleur prix et à crédit à des grossistes. "Ils m'avancent pour 6 000 francs CFA (9 euros) de marchandises. Si j'arrive à tout écouler, explique-t-elle, je peux gagner 2 000 francs (3 euros), dont la moitié me permet d'assurer le riz en sauce du déjeuner."

Pour ne rien arranger ce matin, la présence d'un journaliste lui vaudra des bordées de quolibets et de désastreuses transactions. Persuadée qu'elle a vendu son image au prix fort, certains commerçants refuseront de lui faire crédit et d'autres arrondiront sa facture. "Les Blancs vont te vendre", lui lance-t-on. "Je les ai laissés parler sans les écouter, Dieu est là", rétorquera-t-elle, impassible, en wolof, deux heures plus tard, en installant son petit commerce : manioc, gombos, tomates, carottes, oseille et poisson sec disposés sur un petit étal à un carrefour, non loin de chez elle.

En dehors des 2 000 francs CFA que rapporte chaque jour le commerce de la mère, la famille compte sur le "bon salaire" (20 000 francs CFA mensuels, soit 1 euro par jour) de l'une des filles, employée au ménage dans un night-club. Soit un total de 4 euros (5 dollars) par jour pour sept personnes, soit encore 0,7 dollar par personne. Côté dépenses, le loyer, l'électricité et... l'école privée coûtent l'équivalent de 2 euros par jour (2,50 dollars) pour le foyer.

Le soleil est déjà brûlant lorsqu'une jeune femme impeccablement coiffée, jean moulant et tee-shirt écarlate rehaussé de brillants, s'approche de la commerçante. Ndèye, 20 ans, sa fille cadette, vient prélever l'argent et les ingrédients pour préparer le repas. "Je m'habille très chic. Les gens auraient du mal à croire que je vis dans un endroit pareil", confie-t-elle dans la pénombre de la case familiale, deux pièces sans fenêtre, séparées par un rideau, où le soir s'entassent sept représentants de trois générations. L'eau va se chercher à la fontaine du coin, à 25 francs (3,75 centimes d'euro) la bassine, l'unique ampoule électrique est branchée sur le compteur du voisin, et les latrines, équipées de bougies pour la nuit, desservent deux autres logements surpeuplés. Seul luxe, un minuscule téléviseur trône près des photos de la famille parce que, "avec la télé, les enfants traînent moins dehors le soir". Ndèye reconnaît que les moyens de son élégance viennent des garçons.

"Ils mijotent toujours de faire quelque chose avec toi, et pour ça ils sont prêts à dépenser, explique-t-elle. Un garçon m'a acheté un portable, et ensuite il a voulu coucher avec moi. J'ai refusé, mais j'ai gardé le téléphone. C'est le jeu entre garçons et filles." Ndèye, dont deux aînées ont, pour le déshonneur de la famille, des enfants sans être mariés, se vit comme "la dernière personne qui peut honorer sa mère".

"Trouver les moyens de sa subsistance du jour, c'est la principale activité des gens le matin, confirme Fatimata Sy, directrice d'un centre social associatif. Tandis que le boom du bâtiment fait émerger une classe moyenne, la précarité et la pauvreté gagnent du terrain à l'autre extrémité de l'échelle sociale."Pareille situation a une conséquence politique : "Les gens se bousculent dès qu'on leur promet 1 000 ou 2 000 francs CFA (1,5 ou 3 euros) pour monter dans un bus, aller applaudir n'importe quel homme politique et danser à sa gloire, poursuit Mme Sy. La politique est un moyen d'arrondir ses revenus. C'est une perversion de la démocratie."

A la porte des quelques usines, les hommes cherchent à se faire embaucher pour la journée. Les contrats, même à durée déterminée, se sont faits rares, et le salaire quotidien d'un manoeuvre ne dépasse pas 2 000 francs CFA. "Pour ne pas t'asseoir (chômer), tu es obligé de baisser tes prix. Sinon, le patron trouve quelqu'un d'autre", constate Mactar Fall, 31 ans, un menuisier que l'absence de branchement électrique empêche d'exercer son métier à domicile. Les emplois formels, ceux de fonctionnaire ou de salarié, restent exceptionnels, occupant seulement 20 % de la population.

Cette vie à crédit et au jour le jour a généré son vocabulaire, et même son héros national. "Donne-moi ma DQ (dépense quotidienne)", demandent en principe chaque matin les femmes sénégalaises à leur époux. Le héros, c'est Goorgoolou ("le débrouillard" en wolof), un personnage de bande dessinée puis de feuilleton formidablement populaire au point de devenir un nom commun. "C'est difficile de donner la DQ : les jours s'enchaînent trop vite", philosophe Goorgoolou, qui a perdu son emploi après les mesures imposées par le FMI et est condamné à la débrouillardise quotidienne pour faire bouillir la marmite. Son combat incessant, mais perpétuellement victorieux, sous le regard d'une épouse impitoyable, symbolise la ténacité ambiante et l'inventivité obligée des foyers confrontés à une pauvreté récurrente.

Dans la famille Diouf, bien que deux hommes assurent la DQ, les trois repas ne sont nullement gagnés d'avance. A la mi-journée, Khady Diouf, 45 ans, la fille aînée, qui tient les cordons de la bourse, ignore si elle pourra assurer le dîner, qui peut sauter en cas de pénurie. Rien que d'assez courant dans le quartier Pikine, immense zone en grande banlieue de Dakar où, contrairement au centre-ville, étonnamment mélangé socialement, les pauvres vivent entre eux. Au bout de la rue, parsemée d'ordures, des bâtisses évacuées restent dans l'eau depuis les inondations catastrophiques de l'automne dernier.

La famille - dix personnes dans une pièce unique - vit au rythme du soleil depuis qu'elle a dû renoncer à l'électricité, suite à un différend avec le voisin qui la fournissait. Pourtant, ici, les hommes ne chôment pas. Pape, le fils de 26 ans, bonnet de laine et barbiche, répare les postes de radio dans un atelier de la cité des Millionnaires, face au grand Stade Senghor. "Ma fierté, c'est de donner mon argent de poche à ma grand-mère", annonce-t-il, en soulignant que peu de jeunes ont cette possibilité. Pape remercie le "grand frère" qui lui a appris le métier, qui peut lui rapporter jusqu'à 3 000 francs CFA par jour (4,5 euros). Un salaire dont il reverse la moitié au patron pour occuper une place dans son atelier.

A cause des délestages électriques, fréquents dans la journée, il est souvent obligé de travailler après minuit, lorsque le courant revient. Il dit "avoir confiance dans un Sénégal qui bouge", mais rêve néanmoins d'émigrer en Europe, qu'il connaît à travers les émissions de la chaîne francophone TV 5 et où "les gens sont vraiment plus heureux".

Son père, Bassirou Ngom, 62 ans, bigame, vit avec sa femme Khady quatre jours sur huit. Ses revenus de marchand de vêtements au marché de Sandaga, en plein centre de Dakar, sont partagés entre ses deux épouses à raison d'environ 1 500 francs CFA (2,25 euros) par jour, lorsque boubous, caftans et maillots de foot se vendent bien. Le commerçant peste contre les marchands chinois récemment installés dans la capitale, qu'il accuse de concurrence déloyale. "Quand les hommes ne rapportent rien, les femmes se débrouillent pour compenser", lâche-t-il avec une expression d'humiliation teintée de lassitude. De fait, une seule expression de français revient comme un refrain dans les explications en wolof de Fatou Diéné, sa belle-mère, veuve d'un marin-pêcheur disparu sans laisser de pension : "Je me démerde."

C'est le maître mot de son existence. Les poules qu'elle élève dans la cour, au milieu des ustensiles de cuisine, assurent quelques repas exceptionnels. Mais surtout, chaque matin, la vieille femme pile les arachides, les mélange à du pain pour obtenir du mbouraké, une pâte qu'elle vend aux gamins du quartier. Sa fille Khadi tient un kiosque à pain devant la maison, l'une de ses brus est embauchée comme bonne à 15 000 francs CFA par mois (22,5 euros) et une autre revend en petits sachets de la lessive dans la rue. Les revenus ainsi dégagés paient en principe les dépenses non alimentaires comme les fournitures scolaires des enfants et les vêtements. Au total, les revenus de la famille Ngom plafonnent à 5 000 francs CFA par jour, soit 0,75 euro (0,92 dollar) pour chacun de ses membres. Mais ils restent insuffisants pour couvrir les dépenses de santé. Inévitables, périodiques, les crises de paludisme de chaque membre de la famille supposent un appel à la solidarité dans le quartier.

La fameuse solidarité africaine ? Khadij Mballo, 48 ans, en charge d'un foyer de quinze personnes du quartier de Bopp, sourit : "Qui pourrait m'aider ? La plupart de mes voisins sont dans la même situation que moi, et ceux qui sont plus riches parce qu'ils ont un fils dans l'émigration préfèrent faire des dons beaucoup plus ostensibles, à l'occasion d'un baptême, d'un mariage ou d'obsèques." Sur la rue, la façade donne le change. Mais la famille vit en réalité dans une bâtisse en parpaing inachevée recouverte de tôle ondulée, coincée au fond d'une cour minuscule. La pension de Keita, le grand-père, ancien gardien à l'ambassade du Japon (75 euros par trimestre) et la paie d'un père de famille, agent d'entretien embauché à la journée, sont les seuls appointements fixes. Dans la chambre, le vieillard dispose du seul véritable lit de la maisonnée. Sur les murs décrépis, le portrait du président Wade côtoie les images de La Mecque, où chacun rêve d'aller en pèlerinage grâce à l'un des billets offerts chaque année par la présidence.

Cheikh Diata, 20 ans, tourne en rond entre ses soeurs préposées à la cuisine. Son rêve à lui serait d'exercer ses talents de footballeur dans un club français. "Si on m'aide à trouver un contrat, jure-t-il, je prouverai mon talent." Le jeune homme, coiffé d'un bonnet frappé de la virgule Nike, s'appuie sur l'exemple d'une célébrité du quartier, Pape Diouf, président de l'Olympique de Marseille, dont la mère, grande dispensatrice de sacs de riz et de cartons d'huile, est considérée comme l'une des principales sources de solidarité locale.

Tous les observateurs en sont d'accord : en ville, les liens traditionnels se distendent, la famille élargie à l'africaine éclate faute de logements adaptés. Le "chacun pour soi" gagne du terrain, alors que les institutions dispensatrices d'aides - mosquées, associations, ONG - sont rares, pauvrement dotées et peu sollicitées pour cause de dignité.

Mais, en parallèle, de nouvelles formes de partage se répandent : les branchements électriques, les postes téléphoniques, les décodeurs de télévision sont mis en commun. Les femmes, elles, bousculent les hommes en investissant des secteurs nouveaux pour elles, comme la pêche, le commerce de gros et le crédit, au point d'avoir "beaucoup plus de possibilités qu'eux de s'en sortir", note Guirane Diene, responsable associatif.

Le Sénégal bourgeonne d'initiatives, comme ce "groupement d'intérêt économique" créé par 53 femmes du quartier de Grand Yoff à Dakar. Chaque mois, elles cotisent chacune 3 000 francs CFA (4,5 euros) et achètent des caisses de thé qu'elles mettent en sachet pour le revendre au détail. Le capital accumulé depuis deux ans permet de consentir des prêts tournants de 25 000 francs (37,5 euros) à dix femmes pour cinq mois. Coulimata Kane, la promotrice de ce microcrédit féminin, vit dans un incroyable assemblage de tôle ondulée avec une famille aux ramifications multiples. D'une formule sobre, elle résume la démarche à la fois opiniâtre et incertaine des femmes qui, comme elle, nourrissent l'Afrique : "Pour manger, il faut trouver des solutions."

Article paru dans Le Monde du 12 mai 2006

ENDA Tiers Monde en deuil

ENDA TIERS MONDE EN DEUIL : Mohamed Soumaré n’est plus

Le Secrétaire exécutif de l’Ong international “ Enda Tiers-monde ”, Mohamed Soumaré, est décédé samedi à l’âge de 54 ans, des suites d’une courte maladie. Il a été inhumé hier à Thiès, sa ville natale. Ingénieur architecte-urbaniste, ancien directeur de l’École d’architecture de Dakar, M. Soumaré est entré, il y a une vingtaine d’années, à Enda. Il fut coordonnateur à Enda Ecopop (Economie populaire). Après le décès de Jacques Bugnicourt en 2002, il fut élu Secrétaire exécutif pour trois ans renouvelable.

M. Soumaré a été reconduit à son poste pour un nouveau mandat de trois ans, à l’issue d’une réunion du conseil d’administration tenue les 2 et 3 mai dernier à Tunis.

Selon un de ses collègues, Mme Marième Sow, coordonnateur Enda Pronat (protection naturelle des végétaux), il fut un excellent collaborateur qui a su relever les défis après le décès du fondateur, M. Bugnicourt. “ Il faut reconnaître qu’il a réussi ce que l’on n’attendait pas de lui ”, a témoigné Mme Marième Sow.

Avec ce décès, Enda Tiers Monde perd un élément de valeur. La rédaction du “ Soleil ” présente ses condoléances au président du Conseil d’administration, Cheikh Hamidou Kane, et à toute l’équipe.

Article de A. Thiam, paru dans le "Quotidien Le Soleil" du 15 mai 2006

8.5.06

Une arme contre la pauvreté

Site de la CTB


La gouvernance démocratique est une des clés du développement. Le rôle majeur que jouent les institutions, les règles et les processus politiques dans la croissance économique et le développement humain sont maintenant reconnus. La lutte contre la pauvreté ne constitue pas seulement un objectif social, économique et technique mais également une mission institutionnelle et politique. Dans la Déclaration du Millénaire, la communauté internationale est parvenue à un consensus sur la pertinence de la bonne gouvernance sur le développement. Ce constat s’accompagne de l’hypothèse que les problèmes du développement sont liés à un échec de la gouvernance.
Les récentes campagnes autour des Objectifs du Millénaire pour le Développement ont non seulement montré le besoin d’engagements financiers plus importants des pays donateurs, mais ont également mis l’accent sur la façon dont cet argent est géré et dépensé.

Cela concerne l’efficience de la gouvernance et des systèmes de gestion publique des pays bénéficiaires, mais également les modalités d’aide. L’efficacité des institutions publiques et la gouvernance sont donc de plus en plus au centre de la réflexion et du travail sur le développement humain. Lorsque les institutions fonctionnent mal, les pauvres et les personnes vulnérables en sont les premières victimes. Le cas de la République Démocratique du Congo en est un exemple : avec un délabrement de l’espace public sans précédent, l’État n’est plus à même d’assumer ses fonctions de base, laissant la population livrée à elle-même.



La démocratie est directement liée à l’idée de la gouvernance. C’est en effet la gouvernance qui doit se conformer aux besoins des individus et non l’inverse. Le principe des élections, et donc de la responsabilité sanctionnable, constitue un élément fondamental de la gouvernance démocratique. Mais les élections ne suffi sent pas, la gouvernance démocratique suppose également un pouvoir législatif qui représente le peuple. Elle nécessite un pouvoir judiciaire indépendant capable de faire respecter l’État de droit de manière égale pour tous les citoyens. Elle requiert des forces de sécurité professionnelles et politiquement neutres et au service de la population. Elle suppose des médias accessibles qui soient libres, indépendants et impartiaux. Et enfin, elle s’appuie sur une société civile active, à même d’interpeller les pouvoirs publics et de proposer des modes différents de participation politique.

Plus qu’un vote
Mais tout comme la démocratie ne se limite pas à la tenue d’élections, la bonne gouvernance ne se limite pas à des institutions publiques plus efficaces. Elle nécessite également le respect des droits de l’Homme et des libertés, le refus de toute discrimination de race, d’ethnie, de religion ou de sexe, l’égalité du genre dans l’espace public comme dans le privé.

Si les gouvernements ont un rôle crucial à jouer dans la réussite des Objectifs du Millénaire et dans la réduction de la pauvreté, il est moins évident de savoir comment obtenir de “bons” gouvernements et de “meilleures” politiques. Comment expliquer qu’un gouvernement dans un pays promeuve la prospérité économique et l’équité alors que d’autres sont au mieux trop faibles, au pire impliqués dans le pillage des ressources du pays ? La démocratie semble fournir une partie de la réponse en ce sens que les plus mauvais exemples de développement ne sont généralement pas des démocraties.

Si la coopération au développement pointe la gouvernance et le développement institutionnel comme des domaines prioritaires et essentiels de la coopération, il manque cependant des lignes directrices, une approche politique et méthodologique partagée sur laquelle les actions de coopération pourraient se fonder. Tout le monde s’accorde sur les principes directeurs de la gouvernance (équité, transparence, participation, réactivité, reddition des comptes, État de droit…), la question de comment traiter ces aspects dans la coopération est beaucoup moins claire.

Il en découle un risque d’autant plus important que la notion de gouvernance renvoie à une multitude de champs et de domaines d’intervention (le système politique et les principes qui s’y rattachent, les droits humains, l’État de droit et la problématique de la justice, les pouvoirs parlementaires, l’administration publique, la société civile et les acteurs non-étatiques, la décentralisation, la problématique du rôle de l’État).

Valeurs communes, processus propre
La gouvernance est un domaine où personne ne possède de recette ou de méthodologie définie. Au-delà des grands principes universels, chaque pays est engagé dans un processus



propre, à la fois fruit d’une histoire particulière et d’un ensemble d’équilibres, d’enjeux et de rapports de force entre des acteurs en permanente évolution. Selon Ousmane Sy, une des causes de la crise de l’action publique, donc de la gouvernance en Afrique, est la panne structurelle des États-nations post-coloniaux (et donc de l’acceptation d’un modèle et d’un manque de vision et de rêve pour le continent). La construction d’une société démocratique, la lutte contre la corruption et la production de richesses partageables pour le bien-être de tous ne peuvent se faire en dehors des valeurs, des normes et de référentiels connus compris et admis des Africains (Ousmane Sy).

Vu son implication dans la sphère du pouvoir et de la gestion publique, la coopération n’en devient pas pour autant politique ou encore moins un outil d’ingérence dans les affaires des états du sud. Elle veille à rester avant tout technique et non politique. Une démocratie ou un fonctionnement de gestion publique qui donne le pouvoir au citoyen doit se construire, et ne peut pas être importé. Comme le type de démocratie et de gouvernance qu’un état entend développer dépend de son histoire et des circonstances locales, les pratiques de la démocratie seront donc nécessairement diverses. La construction d’une démocratie nécessite l’ancrage de valeurs et de cultures démocratiques dans l’ensemble de la société. La coopération au développement a un rôle à jouer dans l’accompagnement et le soutien financier et technique de ce cheminement vers une gouvernance démocratique. Ce rôle est d’appuyer la mise en place de cadres et de contextes permettant d’une part aux gouvernements partenaires d’assumer leurs mandats de manière responsable et efficace, et d’autre part de faciliter la participation de la population.

Bien qu’elle ne soit ni partisane, ni politique, la démarche de la coopération n’en est pas pour autant neutre. En effet, si une grande partie du budget d’un état provient de l’aide au développement, la pression pour rendre des comptes à la population est moins importante que si la part de la taxation dans le budget de l’état est plus élevée. L’aide au développement doit se prémunir de détourner le fonctionnement démocratique en s’assurant que ses modalités respectent et garantissent les systèmes de gouvernance et de reddition des comptes mis en place (parlement, cour des comptes, systèmes judiciaires, autorités locales…).

La coopération au développement doit également accorder une attention particulière aux pays et aux états où un cadre politique et institutionnel n’existe pas. Dans ces états fragiles, caractérisés par des situations d’insécurité ou par des institutions publiques faibles ou peu engagées dans la lutte contre la pauvreté, la coopération a un rôle fondamental pour contribuer à la reconstruction de ce cadre politique et institutionnel. Vu les liens étroits qui lient notre pays à l’Afrique centrale, la réflexion sur l’efficacité de l’aide dans les états fragiles est un des domaines d’intérêt particuliers de la coopération belge.

Alignement et harmonisation de l’aide



Depuis 2000, le secteur de la consolidation de la société s’est développé pour arriver aujourd’hui à 15 % des actions de la coopération bilatérale directe belge. Ce portefeuille sera inexorablement amené à croître. La CTB gère actuellement une trentaine d’actions dans ce secteur dans près de 15 pays. Les domaines d’intervention principaux, qui sont présentés plus en détail dans cette brochure, sont : la justice, la réforme du secteur public (renforcement de l’état), la gouvernance locale et la décentralisation, la sécurité, les finances publiques et la participation des femmes. Pour mener à bien ces appuis au renforcement du fonctionnement des institutions des pays partenaires, la CTB fait appel de façon croissante à l’expertise des institutions publiques belges. Des partenariats ont été développés avec des structures telles que le Service Public Fédéral (SPF) Personnel & Organisation, la Police Fédérale Belge ou encore le SPF Justice.

L’amélioration de la gouvernance et de la gestion publique des états des pays partenaires nécessite également une adaptation des formes et des instruments d’aide. La quête d’une plus grande efficacité conduit les bailleurs et les agences d’aide à responsabiliser les partenaires dans la gestion et l’exécution de l’aide et à contribuer au renforcement des capacités pour exercer cette responsabilité. Cela signifie, entre autres, qu’une part croissante des activités d’aide est destinée au renforcement des capacités de gestion publique des pays partenaires, mais également que les actions d’aide s’intègrent mieux dans les politiques, les procédures et les mécanismes des pays partenaires de la coopération belge. À cet effet, les partenaires au développement ont convenu, lors d’un Forum sur l’efficacité de l’aide en février 2005 à Paris, que le soutien devrait d’une part mieux s’aligner sur les priorités et les systèmes de gestion des bénéficiaires, et d’autre part que les actions des bailleurs devraient être plus harmonisées, transparentes et collectivement efficaces. La Belgique et la CTB sont non seulement parties prenantes de cette évolution mais la CTB veille d’ores et déjà à son opérationnalisation concrète dans le travail de tous les jours.

Ces divers types et formes de soutien doivent permettre aux pays bénéficiaires de sortir de la paupérisation tout en contribuant à construire ou à renforcer l’État de droit. Si la lutte contre la pauvreté est le cœur de l’action de la coopération, la gouvernance en est peut-être le poumon.

Jean-Christophe Charlier
Expert Consolidation de la société à la CTB